Ollanta Humala, un ancien officier militaire de 43 ans à l’allure trapue et qui incarne le charisme et le franc-parler, a le 9 avril dernier proclamé sa victoire à l’issue du premier tour des élections présidentielles du Pérou. Basant sa campagne sur un programme tendant vers la gauche, il s’est engagé à libérer son pays d’un accord de libre-échange négocié récemment avec les Etats-Unis. La campagne d’Humala s’est fait l’écho des critiques de la globalisation « néo-libérale » reprises de réformateurs tels que Hugo Chávez au Venezuela, Evo Morales en Bolivie, Néstor Kirchner en Argentine et Luis Inácio Lula da Silva au Brésil. Toutefois, Humala – figure politique au passé douteux et à l’idéologie incertaine – ne correspond pas tout à fait à la tendance politique incarnée par ces dirigeants.
Avec 31% des voix, Humala a devancé un éventail d’adversaires bien moins surprenants, bien qu’il n’ait, toutefois, pas obtenu suffisamment de voix pour éviter un second tour prévu pour le 4 juin. (…)
Face à ses deux concurrents [1], Humala s’est clairement positionné lui-même comme étant le candidat le plus progressiste dans cette course à la présidence. Pourtant, le fait de savoir s’il appartient véritablement à cette gauche qui connaît un nouvel essor dans la région est fortement controversé.
Humala n’a pas un grand passé en politique ni dans le mouvement social. Sa notoriété remonte à l’an 2000, quand il fut l’instigateur d’un coup d’Etat raté contre le président Alberto Fujimori (1990-2001). Il reste ainsi un novice de la politique, et sa distance avec les partis politiques traditionnels contribue fortement à son succès. En effet, les Péruviens ont tendance à élire des outsiders comme le prouve l’élection de Fujimori et d’Alejandro Toledo, relativement inconnus à l’époque. Mais sans fondement institutionnel, le programme politique de Humala, qu’il décrit comme « nationaliste », demeure vague en grande partie.
« S’il est élu, l’imprévisibilité restera de mise », a déclaré Larry Birns, observateur de longue date de l’Amérique latine et directeur du Conseil aux affaires hémisphériques basé à Washington DC [2]. « Il n’a adhéré que très tardivement à la « tendance rose » latino-américaine. Son discours s’est avéré plutôt radical. Toutefois, la question subsiste de savoir si ses positions s’éroderont une fois à la présidence ».
Humala fait campagne en se présentant comme le candidat défenseur de la loi et de l’ordre en mesure de lutter efficacement contre le crime et la corruption. Son passé d’homme fort a révélé quelques tendances autoritaires. Mais peut-être de manière plus sérieuse, Humala doit faire face à des accusations pour violation des droits de l’Homme à l’époque où il était commandant dans l’armée, au début des années 1990. A cette époque, la virulente contre-insurrection lancée par le gouvernement péruvien contre le Sentier lumineux, de tendance maoïste, a fait des militaires la deuxième force du pays qui terrorisait les villages andins.
« Les charges contre Humala sont des allégations tout à fait fondées et basées sur des témoignages rassemblés à l’époque par la Croix-Rouge », indique Coletta Youngers, chercheur émérite de l’Office sur l’Amérique Latine basé à Washington. « Les accusations vont au-delà de son implication dans des crimes commis sous son commandement et le mettent directement en cause pour des cas de tortures, de disparitions et d’exécutions extra-judiciaires. »
Les allégations avancées font état de liens entre Humala et plusieurs personnes participant à sa campagne avec Vladimiro Montesinos, le très connu chef des services de renseignements sous la dictature de Fujimori dans les années 1990 [3]. Des cassettes vidéo montrant Montesinos en train de payer des dessous de table et de coordonner un vaste réseau de corruption à l’époque de l’ancien gouvernement ont notamment contribué à l’envoyer en prison. Par ailleurs, Montesinos est accusé d’avoir perpétré d’autres crimes y compris des meurtres ainsi que d’être impliqué dans le trafic de drogue. Tandis que le gouvernement n’a établi aucun méfait à la charge d’Humala, les liens soupçonnés avec le personnage obscur qu’est Montesinos continuent de susciter la polémique.
Enfin, Humala s’est efforcé de se distancer de sa famille quelque peu excentrique. Son père est le fondateur du mouvement ultranationaliste etnocacerismo pour lequel ses frères continuent à prendre fait et cause. Ce mouvement prend des positions extrêmes sur l’immigration à laquelle, selon eux, il faut mettre un terme et sur la peine capitale dont il faut s’efforcer d’étendre l’application. Par ailleurs, ce mouvement promeut la supériorité raciale des Péruviens indigènes (approximativement 40% de la population) sur ceux d’ascendance européenne, asiatique ou africaine.
La complexité du populisme
Tous ceux qui aux Etats-Unis [4] ont entendu parler d’Humala ont probablement entendu ou lu des propos l’associant à Chavez et Morales. Les conservateurs tout comme les progressistes sont portés à faire de de telles comparaisons. Certains tentent de peindre un tableau effrayant d’Humala qu’ils décrivent comme un partisan de l’opposition virulente qui sévit à Caracas à l’encontre de Washington. D’autres, en revanche, expriment l’espoir qu’il pourrait représenter un deuxième Evo, une voix des opprimés de la région.
Pour sa part, la Maison blanche a dû apprendre qu’il valait mieux rester tranquille. Les dénonciations passées de candidats progressistes par l’administration Bush, comme Evo Morales, n’ont fait qu’accroître la popularité de ces candidats aux élections présidentielles auprès d’un électorat latino-américain qui regarde Washington avec méfiance et circonspection.
Si l’administration [Bush] devait s’exprimer à haute voix, elle n’hésiterait pas à attribuer l’étiquette du « populisme radical » à Humala, un cadre de référence qu’elle emploie régulièrement pour décrire ses opposants latino-américains. Des officiels tels que le général James Hill, ancien chef du commandement Sud des Etats-Unis, et Donald Rumsfeld identifient le populisme non pas simplement comme une tendance politique manifeste en Amérique latine mais vont jusqu’à la qualifier de « menace naissante » pour la sécurité des Etats-Unis. Ne laissant que très peu de place à la nuance concernant les différents mouvements politiques existant, le grief de « populisme radical » fait office d’instrument émoussé pour l’administration Bush, un instrument employé contre tous ceux qui osent défier l’économie néo-libérale.
Ce raccourci occulte la complexité du populisme latino-américain. D’un côté, l’idéologie populiste a une histoire emprunte de démagogie, d’ethnocentrisme et de fausses promesses de réformes. Cette image négative du populisme a été traditionnellement alimentée par des dictateurs qui se sont efforcés d’obtenir l’appui nécessaire pour diriger militairement en attisant le sentiment nationaliste de la population et en canalisant l’argent en direction de leurs réseaux, de leurs proches.
Mais le populisme peut également s’avérer être une impulsion précieuse. Dans une région où la pauvreté est endémique, où l’écart économique séparant les bidonvilles à flanc de coteau des manoirs de style colonial s’est élargi après deux décennies de néolibéralisme, la préoccupation [des gouvernements] pour améliorer le bien-être de la majorité de la population appauvrie a pris du plomb dans l’aile. De plus, dans des nations où ce sont des petits groupes d’élites qui dominent les ficelles du pouvoir, étendre l’accès aux rouages de la démocratie est vital. Plus de la moitié des 28 millions d’habitants péruviens vivent dans la pauvreté. Tandis que la croissance du PIB a dépassé les 5% ces dernières années, très peu des gains accumulés par les multinationales de l’extraction minière et de l’énergie sont redescendus jusqu’à la population péruvienne.
Humala peut certainement être qualifié de populiste, et l’on peut espérer qu’il le sera dans le sens positif du terme. Malheureusement, au jour d’aujourd’hui, même ceux qui applaudissent le retour de la démocratie progressiste en Amérique latine, ont plutôt intérêt à regarder son ascension d’un œil critique.
Les sceptiques de la gauche
Qu’il y ait de larges franges de la gauche critiques envers Humala est rarement souligné au moment de le comparer à Chávez ou Morales. « Il parle de socialisme à la légère, sans être en mesure d’expliquer comment il projette de conduire la société péruvienne au changement, ni avec qui », a déclaré Javier Diez Canseco, le leader du Parti socialiste, à propos d’Humala lors d’une entrevue avec Inter-Press Service. « Il y a un fossé entre ce qu’il dit et ce qu’il fait ».
Diez Canseco, militant inconditionnel et leader politique, entrerait beaucoup mieux dans le moule de la nouvelle vague de dirigeants progressistes latino-américains. Cependant, il n’a même pas obtenu 1% des voix lors des élections du premier tour. Depuis que Izquierda Unida, la coalition péruvienne des partis progressistes, s’est effondrée au début des années 90, la gauche péruvienne est demeurée faible et divisée. Selon Colette Youngers, « ceci a permis à des personnages comme Humala de combler le vide politique ».
Les sceptiques face à l’ascendance d’Humala craignent qu’il reproduise ce qui s’est passé en Equateur en 2002. A cette époque, Lucio Gutiérrez, lui aussi ancien officier militaire équatorien et instigateur d’un coup d’Etat, fut acclamé comme nouvelle recrue de la Nouvelle Gauche lorsqu’il fut élu président sur un programme politique critiquant le néolibéralisme. Une fois au pouvoir, il s’est rapidement détourné de ses promesses de campagne ainsi que de ses sympathisants indigènes et a soutenu les politiques économiques conservatrices de Washington. De plus, il a tenté de noyauter les tribunaux équatoriens de sorte à prévenir toute procédure de destitution pour corruption. Suite à des protestations massives exigeant la démission de Gutiérrez, le Congrès a voté sa destitution lors d’une session extraordinaire en avril 2005 [5]. Bien avant ces événements, l’Equateur avait déjà disparu de la liste de pays dont les dirigeants représentent une revitalisation de gauche.
L’issue du deuxième tour des élections présidentielles au Pérou demeure incertaine tout comme le résultat qui serait le plus profitable pour ceux qui ont le moins bénéficié du gouvernement néolibéral de Toledo. La victoire d’Humala au premier tour ne s’est pas avérée aussi décisive que certains l’avaient prévu. La presse péruvienne bien souvent hostile l’a qualifiée de « victoire au goût de défaite. » (…)
Aucun de ces candidats, s’ils s’avéraient élus, n’iraient jusqu’à inverser le cours des politiques qui ont toujours maintenu le pourcentage d’approbation de Toledo en dessous de 15%. Une grande partie du succès d’Humala, particulièrement lorsqu’il s’agit des populations pauvres du milieu rural, provient d’une frustration légitime causée par un système économique qui leur a fourni peu d’occasion de surmonter leurs difficultés ainsi que des partis politiques qui n’ont pas su mettre en oeuvre des réformes substantielles. Il s’agit précisément de ce que l’administration Bush a constamment stigmatisé dans son accusation généralisée du populisme latino-américain – et ce qui la fait se brouiller de manière accrue avec les gouvernements nouvellement élus de la région.
Si Humala peut surmonter ses penchants autoritaires et tenir ses promesses de campagne électorale, il pourrait alors amorcer une nouvelle trajectoire prometteuse pour son pays. Pour le peuple péruvien, croire qu’il pourra y parvenir seul ou qu’ils seront en mesure de lui faire tenir ses promesses, constitue un pari risqué. Mais en l’absence de meilleure option, le peuple péruvien est probablement disposé à le prendre.
NOTES:
[1] [NDLR] La conservatrice Lourdes Flores et le centriste Alan Garcia qui a déjà présidé le pays de 1985 à 1990.
[2] http://www.coha.org/.
[3] [NDLR] Ancien chef du service de renseignement péruvien (SIN), Vladimiro Illich Montesinos a fui la justice de son pays car il était accusé de violations des droits humains, de blanchiment d’argent provenant du trafic de drogue, de trafic d’armes, de corruption et d’enrichissement illicite. Il était considéré comme la clé de voûte du système politique mis en place par l’armée et l’ex-président, aujourd’hui destitué, Alberto Fujimori. Montesinos a été arrêté au Venezuela en juin 2001.
[4] [NDLR] Cet article a été publié par la revue états-unienne The Nation.
[5] [NDLR] Consultez le dossier « La trahison de Lucio Gutierrez » sur RISAL.
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Research assistance for this article provided by Kate Griffiths. Photo credit: Galeria del Ministerio de Defensa del Perú / Wikimedia Commons.