Que va devenir l’Amérique après Bush, c’est-à-dire sans Bush? Rude question qui, désormais fait l’essentiel des conversations à Washington. C’est aussi cette question qui agite nombre de capitales. Plus précisément formulée, la question revient à ceci : les USA vont-ils redevenir comme avant? Cela faciliterait les choses à beaucoup de gens dans nos élites parce qu’il est en général plus facile d’être servile lorsque le maître que l’on sert sait y mettre les formes. (Il est désolant qu’une telle formule soit moins provocatrice que réaliste, car c’est effectivement l’attente, notamment, de la plupart des dirigeants européens. Il n’est pas facile, par les temps qui vont, de s’aligner sur un leader aussi lunatique et brutal que l’Amérique de Bush.)
Publié il y a deux jours sur Atimes.com (et le 18 mai sur TomDispatch.com), le travail de l’analyste Mark Engler est un bon canevas pour examiner la problématique de cette perspective. Il nous indique que le même sentiment existe majoritairement aux USA, dans les milieux politico-économiques, d’envisager avec une très grande faveur un retour aux temps d’avant.
(Mark Engler, analyste à l’institut Foreign Policy in Focus, est l’auteur de How to Rule the World: The Coming Battle Over the Global Economy. Son livre développe la thèse qu’il présente dans l’article cité.)
One of the more curious aspects of the Bush years is that the self-proclaimed “uniter” polarized not only American society, but also its business and political elites. These are the types who gather at the annual, ultra-exclusive World Economic Forum in Davos, Switzerland, and have their assistants trade business cards for them. Yet, despite their sometime chumminess, these powerful few are now in disagreement over how American power should be shaped in the post-Bush era and increasing numbers of them are jumping ship when it comes to the course the Republicans have chosen to advance these past years. They are now engaged in a debate about how to rule the world.
Don’t think of this as some conspiratorial plot, but as a perfectly commonsensical debate over what policies are in the best interests of those who hire phalanxes of Washington lobbyists and fill the coffers of presidential and congressional campaigns. Many business leaders have fond memories of the “free trade” years of the Bill Clinton administration, when chief executive officer salaries soared and the global influence of multinational corporations surged.
Rejecting neo-conservative unilateralism, they want to see a renewed focus on American “soft power” and its instruments of economic control, such as the World Bank, International Monetary Fund (IMF), and World Trade Organization (WTO)—the multilateral institutions that formed what was known in international policy circles as “the Washington Consensus”. These corporate globalists are making a bid to control the direction of economic policy under a new Democratic administration.
L’appréciation de Engler n’est pas encourageante pour ceux-là qui espèrent un retour aux temps d’avant,—c’est-à-dire, explicitement, de l’époque Clinton où la globalisation, considéré comme un faux-nez pour l’américanisation, allait bon train. Il explique que cette tentative sera sans doute au centre de la nouvelle politique du futur président,—s’il s’agit du démocrate et parce qu’il s’agira sans doute du candidat démocrate, plus que jamais avec toutes les chances d’être élu. (Engler cite comme arguments pour un tel jugement les conditions politiques actuelles et surtout le soutien que les démocrates ont obtenu de la majorité de la puissance économique privée des USA.) Les conditions objectives constitueront un frein puissant, voire irrésistible, à une évolution favorable. L’état de l’Amérique, les positions du reste du monde vis-à-vis de l’Amérique et, surtout, l’état général de la situation du système avec les difficultés considérables que rencontre la globalisation, rendent cette perspective au mieux improbable, d’une façon plus réaliste impossible.
Battered by losing wars and economic crisis, the United States is now a superpower visibly on the skids. And yet, there is no guarantee that the coming era will produce a change for the better. In a world in which the value of the dollar is plummeting, oil is growing ever more scarce relative to demand, and foreign states are rising as rivals to American power, the possibility of either going ahead with the Bush/Cheney style of unilateralism or successfully returning to the “enduring and effective” multilateral corporatism of the 1990s may no longer exist. But the failure of these options will undoubtedly not be for lack of trying. Even with corporate globalization on the decline, multinational businesses will attempt to consolidate or expand their power. And even with the imperial model of globalization discredited, an overextended US military may still try to hold on with violence.
The true Bush administration legacy may be to leave us in a world that is at once far more open to change and also far more dangerous. Such prospects should hardly discourage the long-awaited celebration in January. But they suggest that a new era of globalization battles—struggles to build a world order based neither on corporate influence nor imperial might—will have only just begun.
La proie pour l’ombre
Engler rapporte, en la prenant à son compte, une remarque de George Monbiot, concernant le “paradoxe des neocons”. C’est l’idée, qui a toujours été la nôtre depuis le 11 septembre 2001 (et valant même depuis 1996, d’où nous datons le démarrage de cette psychologie d'”hyperpuissance”): en affirmant brutalement leur puissance et leur volonté d’hégémonie, ce qu’on nomme l'”unilatéralisme”, les USA ont sacrifié un système de domination par influence mis en place depuis 1945, qui leur assurait effectivement une domination “acceptable” par ceux qu’ils contrôlaient de cette façon. Situation classique: lâcher la proie pour l’ombre.
…In 2005, British journalist George Monbiot dubbed this “the unacknowledged paradox in neo-con thinking”. He wrote:
“They want to drag down the old, multilateral order and replace it with a new, US one. What they fail to understand is that the “multilateral” system is in fact a projection of US unilateralism, cleverly packaged to grant other nations just enough slack to prevent them from fighting it. Like their opponents, the neo-cons fail to understand how well [presidents Franklin D] Roosevelt and [Harry S] Truman stitched up the international order. They are seeking to replace a hegemonic system that is enduring and effective with one that is untested and (because other nations must fight it) unstable.”
Retrouver une telle position, même si l’on en a le désir, implique une finesse psychologique au moins tactique (celle qui existait du temps de Franklin Delano Roosevelt) dont nous pensons que les élites politico-économiques US sont désormais dépourvues. Les huit années de “bushisme”, caractérisées par un hubris sans mesure, ont entériné une ivresse psychologique qui avait pris naissance avant (à partir de 1996, justement), qui apparaît ainsi beaucoup plus “naturelle” dans l’évolution de la puissance US que suscitée, voire contrainte par une sorte de coup d’Etat des “neocons”. Nous ne pensons pas que cette psychologie, qui fut si habile dans l’usage modérée de l’influence (mais qui fut puissamment sinon décisivement aidée en cela par les conditions de la Guerre froide, avec la présence de la puissance soviétique), le soit assez pour accepter les enseignements des revers et des échecs des cinq dernières années; nous pensons au contraire qu’elle est fermée à la notion d’échec, et à sa responsabilité dans ce cas, pour ce qui concerne l’américanisme, et que son jugement en sera donc faussé à mesure.
Même en mettant à part cette réserve pour nous fondamentale, en observant la situation selon la seule appréciation politique, nous ne croyons pas que les USA puissent réaliser d’une façon efficace et effective, c’est-à-dire d’un point de vue technique, le schéma du “retour aux temps d’avant”. Une telle opération suppose que les effets dynamiques des mesures nécessaires soient contrôlées, voire annihilées, ce qui est une proposition théorique irréaliste.
La politique des 5-12 dernières années a impliqué des engagements politico-militaires US concrets, extrêmement démonstratifs d’une volonté d’affirmation de la puissance US. Ce sont ces engagements, par les maladresses et la révélation paradoxale d’une impuissance certaine qui les accompagne, qui déterminent, paradoxalement encore, l’évolution catastrophique du statut de la puissance US; d’une certaine façon, la puissance US, parce qu’elle est fondamentalement faussaire, est prisonnière de sa tentative d’affirmation ou de son affirmation paradoxale. Une évolution de “retour aux temps d’avant” implique impérativement une réduction de ces engagements, éventuellement une réduction spectaculaire. Ce serait alors une “libération” du schéma paradoxal qu’on a vu. Les USA peuvent-ils opérer cette opération?
A notre sens, deux types d’arguments s’opposent décisivement à une réponse positive.
*La dynamique de la puissance est fonction de la perception qu’on en a. Un retrait US ne serait pas perçu comme une adaptation de cette puissance à des conditions différentes pour sa domination, mais à une prise en compte radicale de l’échec de sa projection de puissance. Le retrait serait perçu comme un retour vers l’isolement (isolationnisme “défensif”), aussi bien par les forces extérieures aux USA que par les forces internes des USA. Il compléterait, paradoxalement encore, la perception de l’échec de la puissance US par le reste du monde et susciterait l’éveil de forces isolationnistes aux USA.
*C’est justement à cause de cette perspective que les centres du pouvoir aux USA, même s’ils approuvent la nouvelle orientation, vont l’interpréter d’une façon inadéquate et refuseront de céder de leur propre puissance. Ce sera le cas du Pentagone et du centre du complexe militaro-industriel, qui voudront garder leurs positions acquises (notamment les engagements extérieurs). On a déjà des indications de la bataille qui se prépare. Le résultat direct de cette bataille sera plus l’accroissement du désordre de la puissance US, et une paralysie renouvelée, qu’une décision dans un sens ou l’autre.
Enfin, ces facteurs qui sont présentés d’une façon objective et théorique, ne tiennent aucun compte de l’évolution autonome des conditions de désordre qui affectent le système, notamment avec les crises systémiques qui commencent à s’imposer et à peser sur la politique. De ce point de vue, nous rejoignons en substance la conclusion de Engler sur ce “monde dangereux” où nous nous trouvons aujourd’hui, et un monde dont les USA ont perdu le contrôle. Au contraire, une tentative de “retour aux temps d’avant” peut, dans ces conditions, précipiter encore le déclin US dans la situation générale d’un système occidental à orientation américaniste qui perd de plus en plus le contrôle de la situation. L’alternative à cette tentative étant la poursuite de l’actuel statu quo de la puissance US lui-même dans une situation d’instabilité catastrophique, nous ne voyons effectivement aucun développement favorable à une restauration de la position d’hégémonie par influence de la puissance US. Au reste, dans les conditions générales qui se développent, cette question n’est plus qu’une partie d’une équation générale de décadence accélérée du système.
Par contre, un facteur nouveau peut-être décisif serait qu’à l’occasion de cette tentative et dans les remous qu’elle engendrerait, le pouvoir US suscite involontairement l’une ou l’autre condition d’une radicalisation catastrophique de la situation US. (L’idée rejoint notre “hypothèse gorbatchévienne”…) La perception de la possibilité d’un effondrement de la puissance US affectant jusqu’aux structures même de cette puissance, quelque chose qui ressemblerait à sa façon et à ses conditions au sort de l’URSS à partir de 1985, constituerait un bouleversement psychologique majeur, sinon révolutionnaire, pour la situation internationale. Le monde serait “libéré” de la force de fascination qu’exerce sur lui, depuis au moins deux tiers de siècle, le soi-disant “modèle américain”. Ce serait un événement d’une prodigieuse nouveauté, un événement effectivement révolutionnaire.