Published in Conflits Sans Violence.
Le 11 février 2011, le président égyptien, Hosni Moubarak démissionnait suite à un mouvement puissant contre son régime dictatorial. Cette date marquait le point culminant d’un soulèvement parmi les plus soudains et importants du XXIème siècle. Venant après une révolte de 18 jours menée par les jeunes égyptiens, il brisait trois décennies de stagnation politique et bouleversait l’ordre établi du monde arabe, provoquant la joie des militants égyptiens et nombreux sympathisants dans le monde”.
Aujourd’hui, l’euphorie a disparu. L’armée, désormais sous le commandement du général al-Sisi, est de retour au pouvoir, après avoir renversé le gouvernement élu des Frères musulmans en juillet 2013. Le politologue Amr Hamzawy décrit son pays comme “un pays dans la peur” qui connaît aujourd’hui un «retour rapide de l’autoritarisme.”
Ces évolutions soulèvent des questions essentielles : la non-violence a-t-elle échoué en Égypte ? Si oui, que peut-on tirer de l’expérience de ce pays ?
L’Égypte est souvent présentée comme un exemple de réussite de mobilisation de masse non-violente l’ayant emporté sur une telle puissance militaire. Cependant, le pays ayant glissé dans un état répressif et antidémocratique, ce succès a été remis en question. Certains considèrent la situation en Égypte comme pire que jamais.
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Une analyse mérite d’être faite de cette mobilisation de masse et de ses limites
Si quelqu’un avait mené une révolte réussie contre le régime de Moubarak, c’était bien les Frères musulmans. Fondé il y a plus de 80 ans, le groupe a été interdit en Egypte en 1954 et s’est développé depuis souterrainement. Le nombre de ses membres atteint aujourd’hui probablement plusieurs centaines de milliers à un million. Son influence s’étend aussi au-delà. Le groupe s’est forgé une solide réputation en tant que fournisseur de services sociaux, d’écoles, de banques alimentaires, d’hôpitaux…
Alors que le régime de Moubarak a alternativement réprimé ou contenu les ses activités politiques, il a toléré ses efforts d’actions sociale en les reconnaissant comme un complément indispensable à l’action de l’État. Chercheuse en santé publique, Nadine Farag a rapporté qu’en 2011, une femme égyptienne, indépendamment de la politique ou de la religion, pouvait payer l’équivalent de 175 $ pour accoucher dans un hôpital dirigé par les Frères Musulmans, alors qu’on lui demandait 875 $ dans un hôpital privé. Lors du tremblement de terre dévastateur qui a frappé le Caire en 1992, la Fraternité a rapidement fourni des tentes, de la nourriture, du thé, des couvertures et des cliniques de fortune, consolidant ainsi son image auprès des Égyptiens.
Bien que officiellement interdite, la Fraternité est entrée au Parlement en 2005. N’étant pas lui-même membre des Frères musulmans, Salah, l’un des leaders lors du soulèvement de la place Tahrir, décrit néanmoins cette organisation comme “le groupe d’opposition le plus grand et le mieux organisé d’Égypte, une institution sociale et politique forte ».
Bien que cela puisse sembler étrange, les mêmes facteurs qui ont rendu la Fraternité puissante — la force de son modèle d’organisation — ont également fait hésiter ses dirigeants à risquer tout ce qu’ils avaient construit dans un affrontement de masse contre Moubarak. Parce que les Frères avaient des dirigeants clairement identifiés, ils ont été faciles à cibler pour la répression de l’État. Parce qu’ils avaient créé des structures solides à travers lesquelles ils pouvait développer progressivement leur pouvoir, ils sentaient moins urgent de renverser le régime. Et parce qu’ils avaient des revendications très spécifiques à leur mouvement, ils étaient moins aptes à plaider pour des revendications populaires qui seraient suivies par d’autres catégories de la société.
Ce cas de figure n’est pas inhabituel. Dans le mouvement des droits civils aux États-Unis, dans les “révolutions de couleur” dans l’ancien bloc soviétique, dans le mouvement Occupy, on a pu voir se dérouler un scénario similaire : les organisations bien structurées et les mieux établies, dans un paysage politique donné, sont prises par surprise par des groupes peu connus qui lancent des actions de rébellion non-violente qui captent l’imagination du public. Ces nouveaux groupes ont beaucoup moins de ressources et des structures institutionnelles beaucoup plus faibles que les syndicats ou partis classiques. Mais ils utilisent cela à leur avantage en proposant quelque chose de différent, axé sur une mobilisation de masse.
Le sociologue Fox Piven parle, pour désigner ce type d’action de protestation, de l’exercice du “pouvoir perturbateur”, distinct des pratiques ordinaires des organisations politiques. Un domaine universitaire relativement nouveau se consacre à l’étude de la résistance civile en commençant à explorer en profondeur les soulèvements non armés, en s’appuyant sur les travaux pionniers de Gene Sharp en action stratégique non-violente. Dans chaque cas, les groupes perturbateurs semblent beaucoup moins institutionnels que les Frères musulmans et beaucoup plus spontanés comme le Mouvement du 6 avril.
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« Cela s’est répandu comme un feu »
Les adeptes des pages Facebook du mouvement du 6 avril avaient peu en commun avec les frères musulmans. Bien que les premiers groupes aient rassemblé des dizaines de milliers de “membres” en ligne, les organisateurs ne connaissent souvent de ceux qui les suivaient que leur pseudo sur internet. Leur force était de diffuser des images de violences policières et de rallier de nouveaux membres en suscitant l’indignation.
Les organisateurs ont mis en ligne des vidéos de gens battus par la police et ont montré les blessures de ceux qui avait été torturés en prison. Ainsi, la page Facebook “Nous sommes tous Khaled Said” a été ainsi nommée après qu’un homme de 28 ans qui avait été sauvagement battu par la police, en juin 2010, après avoir enregistré une vidéo sur ces mauvais traitements.
Quand une photo de son coprs a été diffusée en ligne, il est devenu un catalyseur d’indignation. “Peut-être que c’était parce qu’il était un homme bien connu et éduqué avec de nombreux amis, un étudiant”, dit Wolman, “et l’image… Il était tellement défiguré… Je ne sais pas exactement ce que c’était, mais cela s’est répandu comme un feu.”
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L’appel de Asmaa Mafhouz à l’action
Quand est venu le temps de mobiliser pour les manifestations du 25 Janvier, l’approche des jeunes organisateurs était plus proche de la promotion d’un concert que de l’organisation des quartiers. Ils ont suscité l’enthousiasme.
Un autre phénomène était le blog de Asmaa Mahfouz, 26 ans, une des fondateurs du Mouvement du 6 avril. Plutôt que de cacher son identité, elle s’est mise directement en face de sa webcam et a annoncé qu’elle participerait aux manifestations du 25 Janvier. Elle implora les autres à se joindre à elle : “Tant que vous dites qu’il n’y a aucun espoir, alors il n’y aura pas d’espoir”, a fait valoir Mahfouz.” Mais si vous descendez dans la rue et vous engagez, alors il y aura de l’espoir.”
Son témoignage a eu un impact inhabituel, inspirant beaucoup d’autres pour faire circuler des vidéos similaires. La position de Mahfouz s’est écartée de la pratique de l’anonymat de l’activisme en ligne. Plus que cela, c’est une femme qui a osé mettre un visage sur le message, prenant le risque d’être arrêtée pour cette action.
En contraste avec le type de propositions de changement de politique que pourraient généralement avancer un parti, les jeunes organisateurs ont mis en avant des revendications symboliques visant à susciter la sympathie la plus large possible. Ils ont adopté un slogan qui avait déjà été rendu célèbre en Tunisie : “Le peuple exige la chute du régime.”
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Nous vous attendions!
Les organisateurs du mouvement n’ont pas mobilisé des listes d’adhérents. La plupart des participants aux manifestations y prenaient part pour la première fois. Pour cette raison, les prévisions des organisateurs étaient très vagues. Bien qu’ils aient eu des dizaines de confirmations en ligne et communiqué par un vaste bouche-à-oreille, ils ne pouvaient pas être certains d’être nombreux dans la rue.
L’expérience du 25 Janvier s’est avérée extraordinaire. “Au cours de mes 10 années d’engagement, j’avais rencontré des centaines de personnes dans et autour de la communauté militante”, écrit Salah, autre co-fondateur du Mouvement du 6 Avril “Pourtant, les rues de mon quartier étaient remplies d’hommes et de femmes que je n’avais jamais vus. Et ils menaient les chants ! Je me suis dit : Mon Dieu ! Où étiez-vous ? Nous vous attendions !”
Pour une fois, les médias égyptiens reconnurent le travail d’organisation des jeunes du mouvement du 6 Avril. Cela reflète le succès du groupe dans la création d’un type de mobilisation qui était un mouvement ouvert avec lequel les gens à travers le pays pouvaient s’identifier.
Non seulement ils ont propulsé les jeunes aux premières manifestations qui ont rempli les places de la ville du Caire, mais ils ont exercé une influence durable sur les protestations qui ont suivi. Lorsque enfin des groupes tels que les Frères musulmans et l’Association nationale pour le changement de Mohamed El Baradei, ont finalement décidé d’amplifier un mouvement politique qui ne pouvait plus être ignoré, ils ont montré du respect pour les méthodes et les messages que les jeunes avaient établies au départ.
Les jeunes n’ont pu susciter un soulèvement contagieux que précisément parce qu’ils n’appartenaient pas à des structures rigides. Ils ne disposaient pas de biens qui auraient pu être saisis. Ils n’avaient pas d’intérêts partisans et ne disposaient pas de structures qui pouvaient être facilement infiltrées.
Certes, le 11 Février 2011, lorsque les autorités ont annoncé la démission de Moubarak et que les militants ont crié de joie sur la place, des nuages se profilaient déjà à l’horizon. Au cours des trois années suivantes, les insurgés allaient être confrontés à une montagne de défis, un retour de la répression et le spectre de la contre-révolution. Mais pour l’instant, ils avaient accompli quelque chose que peu dans le monde auraient pu prévoir et que le groupe le mieux organisé dans le pays ne pouvait pas : ils avaient détrôné le tyran.
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“Nous ne savons pas faire des compromis”
Mobiliser la sympathie du peuple, amener les gens dans les rues en nombre impressionnant en “brisant les barrières de la peur ” et renverser un tel régime sont des réalisations remarquables. Elles doivent être reconnues comme telles par les mouvements futurs, et leur dynamique et stratégies devraient être étudiées. Pourtant, alors que le modèle d’organisation axé sur une action spontanée leur a donné une influence disproportionnée dans la formation de l’insurrection, les structures bien organisées des Frères musulmans se sont avérées essentielles pour la suite des événements.
Le défi après tout soulèvement de masse est d’institutionnaliser les résultats obtenus. La révolution égyptienne a renversé Moubarak mais n’a pas été aussi efficace pour assurer l’émergence de nouveaux systèmes de gouvernance.
En revanche, des groupes comme les Frères musulmans ont obtenu des avantages politiques précis qui leur ont permis de tirer parti de la puissance numérique de leur mouvement. La voie classique pour gagner implique des réseaux et des relations. Ces compétences ne sont pas fortes dans les réseaux décentralisés.
Wael Ghonim, administrateur de la page Facebook : “Nous sommes tous Khaled Said” et auteur du livre “Revolution 2.0”, a pris comme un point de fierté que leur site ne soit pas tombé dans la politique partisane, mais soit resté axé sur des questions universelles telles que la liberté et les droits de l’homme.
Dans le documentaire “The Square”, deux jeunes leaders discutent de l’après-Moubarak : “La politique n’est pas la même chose que la révolution. Si vous voulez faire de la politique, vous devez faire des compromis. Et nous ne sommes pas bons du tout pour cela”.
Ce n’a pas été le cas pour les Frères musulmans. Pour ses dirigeants, la négociation pour l’évolution des institutions est venue naturellement. Avec le cadre d’un parti politique déjà en place et un bloc organisé d’électeurs, ils ont avancé. Alors que les jeunes révolutionnaires ont généralement encouragé à laisser le temps pour la rédaction d’une constitution et la formation de nouveaux partis, la Fraternité a poussé à des élections rapides.
Abdul Fatah Madi, analyste égyptien, a expliqué qu’avant la défaite de Moubarak les factions dirigées par des jeunes se préoccupaient de l’acquisition de connaissances sur la façon de renverser des régimes tyranniques et de la diffusion d’informations sur les violations des droits de l’homme. Mais quand la transition post-révolutionnaire a commencé, ils n’ont pas réussi à “se familiariser avec les subtilités du fonctionnement de l’État et la proposition de projets politiques qui pourraient servir d’alternatives au régime autoritaire.” Les jeunes ont montré une aversion pour les marchandages partisans et un désintérêt pour participer à un processus de décision dominé par les vieux partis et les anciennes élites.”
En l’absence d’une contestation structurée, les Frères musulmans ont refusé toute idée de coalition. Six mois après la révolution, il a envoyé ses membres participer à des manifestations de masse. Les foules disciplinées ont scandé : “la loi islamique, la loi islamique” et “Le Coran est notre constitution”.
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L’arme de notre révolution, c’est notre voix
L’Égypte n’est pas le seul pays à avoir détrôné un gouvernement non démocratique. Il y eut aussi les “révolutions de couleur” dans l’ancien bloc soviétique et le mouvement qui a destitué Slobodan Milošević en Serbie en 2000. Comme en Égypte, les étudiants ont joué un rôle essentiel dans la conduite des mobilisations qui ont grossi rapidement. Mais dans tous ces cas, les jeunes étaient mal préparés pour les événements ultérieurs. “Ils semblaient n’avoir aucun plan de ce qu’ils pourraient obtenir après leur révolution.”
Il est impossible de maintenir longtemps un niveau élevé de mobilisation de masse : “Dans tous les cas, la plupart des militants se sont démobilisés. Ils ont trouvé plus difficile de veiller à ce que les politiques nouvellement venus au pouvoir restent fidèles aux principes qu’ils avaient acceptés pendant la révolution”.
Ceux qui ont mené la révolution non-violente en Égypte ont encore à résoudre le problème du pouvoir. Cela prendra du temps. Les dirigeants du mouvement du 6 avril se sont engagés à lancer un plan quinquennal pour développer des institutions alternatives. Dans le même temps, ils voient aussi que leur soulèvement a déclenché un esprit d’auto- détermination collectif qui ne peut être facilement éteint.
Mais a expliqué Ahmed Hassan, “l’arme de notre révolution, c’est notre voix. Ce que nous avons fait une fois, nous pouvons le faire à nouveau.”
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Photo credit: Jonathan Rashad / Wikimedia Commons.